Les Alcooliques Anonymes ne suffisent plus !  

Les Alcooliques Anonymes ont sauvé des milliers de vies. C’est indéniable.
Leur programme, né dans les années 1930, a permis à des milliers de personnes de sortir de la spirale de l’alcool. Mais à force d’être vénéré, il est devenu un dogme qui finit par s’user. Aujourd’hui, alors que notre rapport à l’alcool, à la santé mentale et à la responsabilité individuelle a profondément évolué, le modèle AA reste figé dans un passé où la morale dominait encore la science.

Cet article n’est évidemment pas une attaque gratuite ; c’est un appel à actualiser un système utile qui a fait ses preuves, mais devenu anachronique et dont il faut revoir les limites.

Un certain nombre de mes patients m’a confié avoir testé ce modèle et s’être tourné vers moi parce que ça ne leur convenait pas et qu’ils ne s’y retrouvaient pas.

Je tente ici de comprendre pourquoi.

 

Un modèle efficace pour certains, mais pas pour tous

Le programme des 12 étapes repose sur une idée simple : reconnaître son impuissance face à l’alcool, s’en remettre à une force supérieure, et se reconstruire à travers un groupe d’entraide.

Ce cadre fonctionne pour certains profils : ceux qui ont besoin de structure, de repères moraux, d’appartenance. Mais il échoue pour d’autres : ceux qui veulent comprendre plutôt que se soumettre, agir plutôt que prier.
Selon des études récentes, seuls 10 à 15 % des personnes ayant fréquenté les AA restent abstinentes à long terme. Cela ne retire rien à la sincérité du mouvement, mais questionne son universalité.

Les AA se veulent universels ; ils sont en réalité typés. Ils s’adressent mieux à une personnalité culpabilisée qu’à une personnalité curieuse. À ceux qui veulent une doctrine plus qu’une compréhension. À ceux qui préfèrent le collectif à l’introspection.
Or, en 2025, beaucoup cherchent autre chose : une approche intégrative, responsable, personnalisée. Pas un catéchisme de l’abstinence.

 

L’abstinence totale comme dogme, pas comme outil

« Une seule goutte suffit à replonger. »
Voilà l’un des mantras les plus répétés du programme AA et il a sa cohérence : face à une dépendance sévère (autant psychologique que physique), la modération est illusoire.
Mais que faire de ceux dont la dépendance n’est pas biologique, mais émotionnelle ? De ceux pour qui l’alcool est un refuge plus qu’une drogue ?

Là, le dogme se fissure.
L’abstinence totale devient parfois une fuite supplémentaire : on arrête de boire, mais on ne soigne pas ce que l’alcool apaisait. On coupe le symptôme, sans traiter la cause. Dés lors, l’arrêt de l’alcool devient un combat au lieu d’être une délivrance. On reste face à un ennemi au lieu d’ouvrir les portes de la lucidité en comprenant pourquoi on avait tant besoin de cette substance.
Comme le disait le psychiatre Boris Cyrulnik, « la dépendance est souvent un remède qui a trop bien marché ».
Or, si on casse le remède sans comprendre la blessure, on fabrique du vide…et le vide appelle la rechute.

 

En tant qu’alcoologue, je crois qu’avoir une consommation excessive de boissons alcoolisées est un symptôme : symptôme d’un dysfonctionnement sous-jacent (trauma, régulation émotionnelle, insécurité, TDAH, etc.). Ainsi, dire « tu es malade, donc tu ne peux plus jamais toucher à rien » revient souvent à masquer le problème racine plutôt que l’explorer.


Le modèle AA ne soigne pas le pourquoi. Il gère le comment. Il est clair que souvent, l’abstinence est la seule voie…mais guérir, c’est précisément comprendre le pourquoi.

 

 

Les boissons sans alcool : un outil moderne que les AA refusent de voir

C’est ici que le fossé entre hier et aujourd’hui devient criant.
Les AA déconseillent formellement la consommation de boissons sans alcool (bière 0.0%, vin désalcoolisé, mocktails,…) au motif qu’elles appellent le goût de l’alcool et risquent de faire rechuter.
L’argument est ici que le goût ravive la mémoire du plaisir…mais la science dit l’inverse.

Le cerveau humain ne reconnaît pas l’alcool à ses effets mais à son goût. Ce n’est pas le palais qui s’enivre, c’est le système limbique.
Boire une bière sans alcool ne relance donc pas forcément l’envie ; au contraire, elle peut la calmer.

C’est ce qu’on appelle en neurosciences la substitution sensorielle : en consommant une boisson 0,0% quand on a par exemple envie d’une bière, le cerveau reçoit le signal attendu (goût, texture, rituel social) sans la molécule toxique. Cela a pour résultat une baisse de la frustration (de ne pas boire ce que l’on souhaite) et un renforcement de l’autocontrôle.

Il est prouvé que la rechute est souvent provoquée par le frustration de ne pas pouvoir consommer certains produits. En résumé, quand le cerveau déclenche l’envie d’une bière, si vous consommé une bière 0,0%, vous donnez au cerveau ce qu’il veut et vous réduisez la frustration de ne pas pouvoir en consommer. Vous diminué alors le risque de rechute parce que le cerveau a eu ce qu’il voulait.

Des études menées à Cambridge et à l’Imperial College London ont montré qu’une augmentation de l’offre de boissons sans alcool fait mécaniquement baisser la consommation d’alcool. Autrement dit : les “zéro degré” sont des alliés, pas des menaces.

Refuser cet outil, c’est refuser la modernité. C’est nier une réalité de terrain que tout alcoologue contemporain observe : chez certaines personnes, les boissons sans alcool sont un sas, un apaisement, une façon de maintenir le lien social sans retomber dans l’ivresse.
Chez d’autres, oui, elles réveillent la mémoire du goût mais cela se teste, cela s’encadre, cela ne se diabolise pas.

Les AA, en persistant à tout interdire, appliquent une logique de peur : « ne tente rien, tu risquerais d’échouer. » Or, l’évolution et le changement passent par l’expérimentation, pas par la peur.

 

La victimisation du dépendant : une impasse éducative

Le discours AA repose sur une idée séduisante : « tu es malade, donc tu n’y es pour rien. »
C’est doux à entendre. Mais c’est aussi dangereux car si je n’y suis pour rien, je n’ai plus à me transformer.

Qualifier l’alcoolisme de maladie n’est pas faux, le phénomène de dépendance neurochimique existe bel et bien. Mais en faire une identité, c’est piéger la personne dans un rôle passif.
« Je suis alcoolique à vie », répètent les AA.
C’est comme si l’on disait : « je suis condamné, je ne peux qu’accepter. »

C’est l’opposé de la responsabilité, et donc de la liberté.

Le psychologue existentialiste Irvin Yalom rappelait que « la responsabilité est la face lumineuse de l’angoisse. »
Autrement dit : c’est parce que je suis libre que j’ai peur ; mais c’est aussi parce que je suis libre que je peux changer.
Les AA suppriment cette angoisse en la remplaçant par la soumission au groupe et à une force supérieure. Résultat : l’individu n’apprend pas à se connaître, il apprend à obéir.

Toute guérison passe par la reconquête du pouvoir intérieur et par la compréhension de soi. Il faut comprendre pourquoi on boit, pourquoi on a besoin de la molécule alcool, ce qu’elle apaise en nous et trouver des moyens différents pour regagner en sérénité.

La responsabilité ne nie pas la dépendance ; elle la transcende.

 

La « force supérieure » : spiritualité ou déresponsabilisation ?

Les AA affirment que seule une “puissance supérieure” peut aider l’alcoolique à s’en sortir.
C’est le cœur de leur philosophie et pour certains, cette spiritualité fonctionne : elle apporte du sens, du soutien, un cadre moral.
Mais pour d’autres, c’est une aliénation.

S’en remettre à Dieu, au hasard ou à l’univers revient souvent à s’exonérer de soi-même.
Or, le véritable travail de libération ne peut être délégué à aucune entité, aussi supérieure soit-elle.

Comme le disait Spinoza, « Dieu n’agit pas pour les hommes, il agit à travers eux. »
Autrement dit, la “force supérieure” n’est pas extérieure, mais intérieure. Elle s’appelle conscience ou lucidité.

Là encore, le modèle AA reste enfermé dans un paradigme du XXᵉ siècle : la dépendance comme péché, la rédemption comme salut.

Nous ne sommes plus à l’époque du confessionnal. Nous sommes à l’époque de la connaissance de soi.

 

Le groupe : soutien ou nouvelle dépendance ?

Les réunions AA offrent une fraternité unique. Pour beaucoup, c’est la première fois qu’ils se sentent compris, accueillis, aimés sans jugement. Mais comme toute structure, le groupe peut devenir une béquille.

Certains remplacent la dépendance à l’alcool par une dépendance au groupe. On appelle cela le dry drunk : la personne ne boit plus, mais reste enfermée dans la même logique émotionnelle : culpabilité, soumission, fuite.

La guérison n’est pas l’arrêt du produit ; c’est la transformation du rapport à soi.

Les approches systémiques modernes, comme celles d’Yvonne Dolan ou de Steve de Shazer, montrent qu’un changement durable vient de la réorganisation du système relationnel, pas de la simple abstinence. Si le groupe de pairs aidant est un outils efficace pour certaines personnes, quand il ne permet pas cette réorganisation, il devient une cage dorée : rassurante, mais limitante.

 

L’alcool comme symptôme, pas comme ennemi

Le cœur de ma critique se trouve ici : les AA combattent l’alcool.
Moi, je préfère écouter ce qu’il dit.

L’alcool n’est pas l’ennemi, c’est un messager. Il raconte la fatigue, la solitude, le besoin de silence, la fuite de soi. Il est le langage d’un déséquilibre plus profond.

Quand on coupe la parole au messager, le message ne disparaît pas, il se déplace.

C’est pourquoi, je défends l’idée que l’alcool est le symptôme d’un dysfonctionnement global (personnel, familial, social) et non une maladie isolée.

On ne “guérit” donc pas d’un symptôme ; on comprend pourquoi il existe.
Les AA, en se focalisant sur la substance, oublient le contexte. Ils traitent le feu, pas l’étincelle.

 

La non-évolution du modèle : quand le mythe bloque le progrès

Depuis sa création en 1935, le programme AA a très peu changé.
La société, elle, a muté : neurosciences, psychologie humaniste, thérapie des traumas, compréhension du TDAH, intelligence émotionnelle, plasticité neuronale.
Mais les AA continuent de parler comme dans les années 50.
Leur langage (impuissance, soumission, maladie) n’a pas bougé.

Des chercheurs comme Marc Lewis (The Biology of Desire, 2015) ou Bruce Alexander (The Globalization of Addiction) montrent pourtant que la dépendance n’est pas une fatalité biologique, mais une stratégie d’adaptation à un monde stressant. Elle relève plus du contexte que de la chimie. Ignorer cela, c’est nier la science contemporaine.

Le philosophe Alain Ehrenberg le rappelait déjà dans La fatigue d’être soi : notre époque souffre moins de maladie que d’épuisement identitaire.
Or, le modèle AA, en fixant la personne dans le rôle d’“alcoolique à vie”, entretient cette fatigue existentielle. Il enferme dans un récit de défaite.

 

Vers une approche plus juste : responsabilité, nuance et connaissance

Alors, que faire ? Ni renier les AA, ni les idolâtrer mais les reconnaître pour ce qu’ils sont : un outil parmi d’autres.

Ce que je propose et que j’expérimente au quotidien comme alcoologue, c’est un modèle plus nuancé, plus humain, plus contemporain :

  • Reconnaître la complexité : chaque personne a son histoire, son système, ses blessures. L’alcool n’est jamais un hasard.

  • Encourager la responsabilité : non pas la culpabilité, mais la reprise du pouvoir intérieur.

  • Oser la nuance : certaines personnes peuvent utiliser les boissons sans alcool comme tremplin. D’autres pas. L’accompagnement doit être personnalisé.

  • Intégrer la science : comprendre le fonctionnement du cerveau, le rôle des neurotransmetteurs, la place du plaisir.

  • Réhabiliter la joie : sortir de l’idée du combat, de la guerre contre soi. Guérir, ce n’est pas lutter, c’est comprendre.

 

En conclusion : sortir du confessionnal pour entrer dans la conscience

Les AA ont été nécessaires. Ils ont ouvert la voie à la parole sur l’alcoolisme et ça a été une révolution.
Mais ils appartiennent à une époque où l’on croyait qu’il fallait se soumettre pour se sauver.
Nous savons aujourd’hui qu’il faut se comprendre pour se libérer.

La dépendance n’est pas une faute, ni une malédiction, ni une identité. C’est un déséquilibre temporaire, souvent révélateur d’un besoin de sens qui ne se trouve pas dans un sous-sol en récitant le même texte depuis 90 ans ; il se trouve dans l’exploration de soi, dans l’autonomie, dans la conscience.

Alors oui : merci les AA, pour le service rendu mais il est temps de passer du spirituel au réel, du dogme à la conscience, du “je suis malade” au “je suis vivant”.
Ce n’est pas un combat. C’est un retour à soi.

 

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